allons voir ! deuxième édition :
une échappée
Étoiles et arbres fruitiers en fleur. La permanence complète et l’extrême fragilité donnent également le sens de l’éternité.
(Weil, La Pesanteur et la grâce, 1947)
En lien avec les granges pyramidales du Pays Fort dans le Sancerrois, et avec leurs portes en bois criblées de trous, abîmées et comme constellées, cinq créatrices de générations différentes et deux étudiantes de l’École nationale supérieure d’art de Bourges présentent des œuvres sculpturales pensées comme des passerelles vers un ailleurs. Elles nous offrent une échappée, mais les passages proposés sont humbles ou altérés, laissant lisibles leurs interrogations sur notre monde fragilisé.
Chacune des sculptures de Nadia Pasquer (née en 1940), exposées à Vailly dans la grange témoin devenue musée, n’est-elle pas une invitation au voyage ? Avec ses volumes géométriques de terre, polis, monochromes noirs ou blancs perforés et évoquant des constellations, l’artiste, qui travaille dans son atelier situé à Morogues, cherche à rendre tangible une dimension infinie (c’est prendre le ciel dans sa main). Chacun existe en lui seul (avec son dessin propre), mais également dans son association avec les autres, dans des dialogues entre formes qui évoquent le travail abstrait, lui aussi lié au paysage et au corps, de la sculptrice Barbara Hepworth. Pasquer cite avec prédilection Bachelard dans La Terre et les rêveries de la volonté (1948) : La sculpture est ce langage primordial du toucher par lequel nous prenons conscience de notre corps en son élan vital et des liens qui l’unissent aux racines et aux astres. Ses objets lissés avec soin, enfumés dans la sciure pour les noirs, on aimerait leur prêter des pouvoirs (ne rapproche-t-elle pas elle-même ses travaux de la culture indienne – des lingams, objets dressés phalliques, aux représentations du ciel ? Et ne croise-t-on pas aussi les pierres sacrées de la mythologie gréco-romaine – pierre noire de Cybèle et blanc Omphalos, pensé comme le nombril du monde ?).
Son travail entre en dialogue, parce qu’il tente de se saisir d’une dimension invisible, tout en se fondant sur des solides géométriques, avec l’œuvre abstraite de l’architecte et designeuse Maria Mallo (née en 1981) Germen Radiolario, de 2009, prêtée par le FRAC Centre – Val de Loire. La forme de cette sculpture, montrée également à Vailly, est inspirée par celles des radiolaires, organismes marins unicellulaires microscopiques auxquels la créatrice (qui préfère au terme creator celui de breeder) a consacré son doctorat. Un objet énigmatique, en calcaire, flotte au centre d’une structure de fer, icosaèdre tronqué qui pourrait, souligne-t-elle, rouler. La pierre n’est pas sans évoquer un fœtus (autre sujet obsessionnel chez Mallo), et bien sûr le fœtus astral de 2001 : l’odyssée de l’espace de Kubrick.
Pasquer elle-même date la naissance de ses formes, issues de l’étude des solides de Platon, de la rencontre de l’image de l’œuf cosmique indien, embryon d’or qui serait à l’origine du ciel et de la terre. Entre terre et ciel est le titre de l’installation qu’elle a conçue pour un espace du Moulin Riche de Concressault. L’œuvre comporte, avec une étoile positionnée au cœur de l’ensemble, douze volumes suspendus tels des fils à plomb, outils du maçon comme de l’astronome liés à la franc-maçonnerie (symboles ascensionnels matérialisant le rite d’initiation). S’y affirment verticalité et pesanteur et s’y manifeste, comme chez Mallo, une recherche d’équilibre que l’artiste trouve également dans les images qu’elle collecte de corps en suspens (performances de danseur.se.s et d’acrobates qui couvrent un mur de son espace de travail).
Dialoguant aussi avec Pasquer, Dominique De Beir (née en 1964) propose des œuvres trouées, réalisées dans son atelier de Picardie, dont elle est originaire. Elle a compris en visitant les lieux : Tu vas exposer dans la ferme de tes parents, tu vas exposer à la ferme, si un jour j’y avais songé, et pourtant aujourd’hui cela me semble évident que le monde est un vaste champ d’exposition (15 février). Dans la grange de Vailly est installée une œuvre de 2012, Altération (coin), un angle en polystyrène, de plus de deux mètres de haut, qui, rouge à l’extérieur, attaqué comme une peau, est entrouvert. Elle montre un peu plus loin des échantillons de matières altérées évoquant des sillons, assemblés sur une table de travail, et certains de ses outils (chaise perceuse et instruments, d’attaque – roulette à picots, échelle à dents,outil de carottage de géologue, marteau de tapissier.ère), qu’elle va chercher dans différents métiers dont celui d’agriculteur.rice.
Dans les champs,
Faire Refaire Fatigue Silence Attente Nuages Pluie Radio Solitude Au loin Dedans
Dans l’atelier,
Faire Refaire Fatigue Silence Attente Nuages Pluie Radio Solitude Au loin Dedans
[…] (20 mai)
Au Joliveau, à Assigny, elle présente deux œuvres pensées spécifiquement pour l’espace : un dessin, plusieurs fois troué, que l’artiste laissera se détériorer tout au long de la manifestation ; sur un portant en acier, une feuille de papier couché, aux faces mate et brillante, percée, qui répond directement aux jours de la porte rongée et rayonnante de la grange (L’échappée belle). Aux constellations, aux jeux avec la lumière, se mêle la poussière.
D’autres formes d’échappée sont proposées par Ingrid Luche (née en 1971), dont les productions (sculpturales, textiles) croisent pratiques magiques et rituels, et Heidi Wood (née en 1967), qui présente des travaux graphiques sur l’ensemble des lieux de la manifestation (dont les silos de Badineau à Barlieu). Luche, que les granges renvoient au récent film d’horreur Midsommar, qui se déroule dans un village suédois, prévoit de présenter une porte, réalisée avec l’aide de Wilfrid Philippon, menuisier, et posée à Vailly en extérieur, qui serait, écrit-elle, comme un passage entre deux espaces, deux temporalités peut-être (16 juin). Wood, australienne vivant à Paris, issue, comme elle le dit, d’une famille de néo-ruraux du nouveau monde, nous entraîne vers un monde souterrain, nourri de sa découverte d’une tradition de sorcellerie locale, propre à la région du Berry. Elle installe des piquets de chantier, par groupes, entre le balisage et la poussée de champignons (10 février), supports d’un répertoire de signes énigmatiques à déchiffrer (Journal Allons Voir, 17 février), signalant un danger : y sont collés des pictogrammes bicolores, doublés de codes QR appelant une participation des regardeur.se.s et renvoyant vers des contenus traitant avec distance de nos angoisses liées aux temps contemporains (et d’abord à ce qui pourrait détruire nos corps).
Deux étudiantes de l’École nationale supérieure d’art de Bourges, choisies parmi les élèves de 5e année bientôt diplômé.e.s, viennent accompagner leurs aînées, au Moulin Riche : elles ont été distinguées pour la puissance de leurs imaginaires liés aux paysages. Tifaine Coignoux (née en 1998) montre des photographies argentiques imprimées sur de grands tissus, empreintes du présent (21 juin) où se lisent des espaces abandonnés, sols croisant matières naturelles et artificielles rencontrées lors de ses dérives et errances – elle trouve des échos à ses recherches dans les écrits d’écrivaines, telle Minard dans Le Grand jeu (2016) : Je me suis approchée un peu plus et dans un buisson de genêts, j’ai découvert une baignoire en fonte émaillée dont les bords étaient maculés de fiente et de résine. Le ton rose qui parcourait ses travaux découverts à Bourges, participant de leur étrangeté, évoque la pochette de l’album So Tonight That I Might See du groupe Mazzy Star, dont m’a récemment parlé l’artiste Katinka Bock au sujet du grand textile biface qu’elle a, à l’automne dernier, accroché au Centre Pompidou. Bock, dont les « tableaux » abstraits se présentent comme des traces de paysages, est aussi une référence clef pour entrer dans le travail de Lou Froehlicher (née en 1994), qui conçoit une installation constituée d’unités, métalliques, jouant avec la lumière, sur lesquelles elle a enregistré des images de matières scannées, comme autant de miroirs tendus au temps à l’œuvre (érosions et déchirures) – Elles témoignent du temps et de ses tremblements, des multiples instants qu’elles ont vus. Elles sont devenues un temps visible. La peau du temps (20 mai).
Il ne s’agit pas seulement pour ces créatrices, avec ces œuvres, de permettre aux visiteuses et visiteurs de s’absenter du réel. Elles cherchent aussi à attirer leurs regards sur la présence de ces objets mêmes (leurs matières, leurs lignes et couleurs), à la fois fragiles et puissants, pensés comme des tremplins vers d’autres lieux. Elles livrent une image de notre humanité, inscrite entre terre et ciel, réveillant nos mémoires face à ces granges chargées d’histoires, construites entre XVe et XVIe siècles, et à demi effondrées.
C’est en nous, et bien loin quelquefois, que ces grains de lumière bougent et irradient à jamais. (Sarrazin, Le Times, journal de prison, avec des dessins de B. Cussol, D. De Beir et al., 1959)
Parce que nous sommes des passant.e.s, entre des mondes, cette manifestation s’adresse à nous tou.te.s. Elle s’ouvre au lendemain d’un confinement qui nous a appris combien nous devons rendre, par la culture, ce monde plus habitable, en apprenant à décélérer, et, à travers les ouvertures proposées par ces échappées, en retrouvant le sens du collectif et du lien social (les granges n’étaient-elles pas autrefois des lieux de rassemblements et de fêtes ?), à respirer à nouveau.
texte de Lucile Encrevé
Commissaire des expositions